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Quand les cryptos deviennent des instruments géopolitiques

Par Frederik Dembak, directeur en Chef adjoint Investissement

Plus qu’un actif spéculatif : un levier de puissance

Longtemps perçues comme un simple pari d’investisseur ou une lubie technologique, les cryptomonnaies entrent désormais dans une autre dimension : celle de l’outil géopolitique. Certains États testent la constitution de réserves en Bitcoin, d’autres expérimentent des infrastructures blockchain pour contourner les sanctions, tandis que la Chine avance son yuan numérique souverain comme un véritable cheval de Troie diplomatique.

Autrement dit, les cryptos quittent les forums de développeurs pour s’installer dans la boîte à outils des stratèges internationaux.

Bitcoin comme réserve : symbole ou stratégie ?

L’exemple le plus emblématique reste celui d’El Salvador. En 2021, le pays a adopté le Bitcoin comme monnaie légale et en a accumulé dans ses réserves. À l’époque, beaucoup y ont vu un coup de communication. Quatre ans plus tard, malgré la volatilité, la stratégie salvadorienne tient toujours. D’autres pays, notamment dans les économies émergentes très dépendantes du dollar, observent attentivement cette expérience.

Le raisonnement est clair : diversifier ses réserves avec un actif non lié au système monétaire américain pourrait offrir un soupçon d’indépendance. Mais le risque est immense : volatilité extrême, manque de liquidité et dépendance à une infrastructure technique non maîtrisée.

Le Bitcoin devient ainsi une sorte “d’or numérique” : symbole de souveraineté, mais générateur de vulnérabilités inédites.

Sanctions financières : la tentation du contournement

Le système international repose largement sur la puissance du dollar et sur le réseau SWIFT. Pour les pays exclus de ce circuit – Iran, Russie, Venezuela – les cryptos apparaissent comme une alternative séduisante.

  • La Russie a testé des règlements transfrontaliers en stablecoins pour son commerce avec certains partenaires.
  • L’Iran explore l’usage de blockchains publiques pour faciliter ses échanges hors du système bancaire traditionnel.
  • Le Venezuela a tenté l’expérience du Petro, une crypto adossée à son pétrole, qui a surtout mis en lumière les limites d’une monnaie d’État bricolée.

Ces expériences convergent vers une même tendance : la crypto devient une soupape face à l’extraterritorialité du dollar.

La Chine et l’e-CNY : une diplomatie monétaire en marche

La Chine est sans doute l’acteur le plus avancé sur ce terrain. Avec son e-CNY (yuan numérique), Pékin ne cherche pas seulement à moderniser ses paiements domestiques. Elle teste déjà sa monnaie dans des projets transfrontaliers, comme le projet mBridge avec Hong Kong, la Thaïlande et les Émirats arabes unis.

L’ambition est claire : proposer une alternative aux infrastructures dominées par le dollar et SWIFT. Si le e-CNY s’impose dans certains flux internationaux, la Chine pourrait non seulement exporter sa technologie, mais aussi ses standards de traçabilité et de gouvernance.

C’est une véritable diplomatie monétaire par la technologie.

Les États-Unis : entre contrôle et innovation

Washington adopte une approche différente. Les États-Unis n’ont pas encore de dollar numérique officiel, mais disposent d’un autre levier : la régulation des stablecoins adossés au dollar (USDC, USDT).

En pratique, ces stablecoins sont déjà utilisés massivement dans le monde entier. Ils renforcent de facto l’hégémonie du dollar, sous une forme nouvelle : numérique, décentralisée et parfois offshore.

Avec le GENIUS Act (2025), les États-Unis cherchent à encadrer strictement ces stablecoins, afin de les légitimer tout en les gardant sous contrôle.

Les risques d’une “crypto diplomatie”

La géopolitisation des cryptos entraîne au moins trois risques majeurs :

  • Fragmentation monétaire : au lieu d’un monde dominé par le dollar, plusieurs zones monétaires numériques incompatibles pourraient coexister, complexifiant les échanges.
  • Contagion financière : si un État accumule trop de réserves en Bitcoin ou stablecoins et que leur valeur s’effondre, sa stabilité financière serait menacée.
  • Risque réputationnel : un pays ou une entreprise qui utilise la crypto pour contourner des sanctions s’expose à de sévères représailles politiques.

La crypto peut donc offrir de la flexibilité, mais aussi créer de nouvelles lignes de fracture.

Ce que les entreprises doivent anticiper

Ces dynamiques ne concernent pas seulement les États. Les entreprises doivent aussi s’y préparer :

  • Expositions indirectes : certains partenaires ou fournisseurs, dans des zones sensibles, pourraient régler en crypto, créant des risques de conformité.
  • Régulations multiples : entre le GENIUS Act américain, MiCA en Europe et les règles divergentes en Asie, la gouvernance des cryptos devient un véritable casse-tête pour les multinationales.
  • Opportunités : certaines banques envisagent déjà de devenir des “hubs de confiance” pour les règlements en stablecoins, offrant aux entreprises un cadre sécurisé et conforme.

Trois leviers stratégiques pour décideurs

  • Veille active : suivre non seulement l’évolution des cours, mais aussi les politiques nationales autour des monnaies numériques.
  • Scénarios de stress : évaluer l’impact si une partie des flux financiers devait migrer vers une infrastructure blockchain imposée par un partenaire (par exemple l’e-CNY en Asie).
  • Positionnement précoce : établir dès maintenant des partenariats avec des acteurs fiables (banques, fintechs, consortia) pour tester les stablecoins dans un environnement régulé.

La monnaie, toujours politique

Les cryptos ne sont plus seulement un actif spéculatif. Elles deviennent un instrument de puissance, que les États manipulent comme ils l’ont toujours fait avec l’or, le pétrole ou le dollar.

Pour les décideurs, réduire la crypto à sa seule volatilité reviendrait à manquer l’essentiel : ce qui se joue, c’est la redéfinition des rapports de force monétaires mondiaux.

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